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— Avez-vous remarqué, monsieur, dit Herkimer, combien les petites choses, les éléments insignifiants, banals, arrivent à jouer un rôle important dans n’importe quel événement ?

Il toucha du pied le corps effondré.

— Parfait, ajouta-t-il, absolument parfait. Sauf qu’avant de se présenter à nous, il aurait dû passer un peu de laque sur sa marque d’identification. Beaucoup d’androïdes le font, pour essayer de cacher leur marque, mais cela ne réussit pas souvent. Au bout de très peu de temps, la marque reparaît sous la laque.

— Mais pourquoi de la laque ? demanda Sutton.

— C’est un petit code que nous avons entre nous. Très simple.

C’est le signe de reconnaissance pour un agent qui se présente. Un mot de passe en quelque sorte. Cela ne prend qu’un instant. Un peu de laque sur le bout du doigt et vous en enduisez votre front.

— C’est si simple, dit Eva, que personne, absolument personne ne le remarquera jamais.

Sutton hocha la tête :

— Un des hommes de Trevor…

— Se faisant passer pour l’un des nôtres, ajouta Herkimer. Envoyé pour nous forcer à nous manifester. Pour que nous nous précipitions pêle-mêle pour sauver le Berceau.

— Et ce Berceau…

— Cela signifie néanmoins, dit Eva, que Trevor est au courant. Il ne sait pas où il est, mais il sait qu’il existe. Et il le cherchera jusqu’à ce qu’il le trouve et alors…

Un geste de Herkimer l’arrêta.

— Qu’y a-t-il ? demanda Sutton.

Car il y avait quelque chose de faux, de terriblement faux. Toute l’ambiance était fausse. Leur amitié avait disparu… La confiance, la sympathie, l’unité de leur détermination avaient été détruites par un androïde qui était arrivé en courant dans le patio, qui avait parlé d’une chose appelée le Berceau et qui était mort quelques secondes plus tard, une lame de couteau plantée dans le cou.

Instinctivement, l’esprit de Sutton se tendit vers Herkimer, puis il le reprit. Ce n’était pas là une faculté, se dit-il, à utiliser sur un ami. C’était une faculté que l’on devait garder en réserve et non pas employer à tort et à travers mais seulement quand le résultat final le justifiait.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il. Qu’est-ce que vous avez ?

— Monsieur, dit Herkimer, vous êtes un être humain et cette affaire ne concerne que les androïdes.

Un instant, Sutton se raidit, très droit, son esprit encaissant le choc des paroles que Herkimer venait de prononcer ; une fureur noire, glacée, bouillonnait en lui.

Puis, délibérément, comme s’il avait prévu de le faire, comme si c’était un acte dont il avait décidé après mûre réflexion, il serra le poing et lança son bras.

Ce fut un coup rageur, de tout son poids, de toute sa force et de toute sa colère, et Herkimer s’écroula comme un bœuf assommé par un coup de marteau.

— Ash ! s’écria Eva, Ash !

Elle lui saisit le bras mais il la repoussa.

Herkimer se redressait sur son séant, le visage dans les mains, le sang coulant entre ses doigts.

Sutton s’adressa à lui :

— Je n’ai pas vendu la destinée. Je n’ai pas non plus l’intention de la vendre. Bien que Dieu sache que si je le faisais, ce ne serait rien de plus que ce que vous méritez tous.

— Ash, dit doucement Eva. Ash, nous devons en être sûrs.

— Comment puis-je vous en rendre sûrs ? Je ne peux que vous l’affirmer.

— Ce sont les vôtres, Ash, dit-elle. Ceux de votre race. Leur grandeur est également votre grandeur. Vous ne pouvez blâmer Herkimer de penser…

— Ce sont les vôtres, aussi répliqua Sutton. La tare qui s’applique à moi s’applique à vous aussi.

Elle secoua la tête.

— Je suis un cas spécial. Je suis devenue orpheline alors que je n’avais que quelques semaines. Les androïdes de la famille se sont chargés de moi. Ils m’ont élevée. Herkimer était l’un d’eux. Je suis beaucoup plus une androïde, Ash, qu’un être humain.

Herkimer était encore assis dans l’herbe, à côté du corps de l’agent de Trevor. Il n’enlevait pas les mains de sa figure. Ne montrait aucun signe qu’il allait le faire. Le sang gouttait encore entre ses doigts et coulait sur ses bras.

— Cela a été un grand plaisir de vous revoir, dit Sutton à Eva. Et merci pour le petit déjeuner.

Il tourna les talons et s’en alla. Il traversa le patio, franchit le petit mur et prit le sentier qui descendait vers la route.

Il entendit Eva lui crier de s’arrêter, mais il fit semblant de ne pas l’entendre.

J’ai été élevée par des androïdes, avait-elle dit. Et, lui, il avait été élevé par Buster. Par Buster qui lui avait appris comment se battre quand le gosse en bas du chemin lui avait administré une raclée. Buster qui lui avait donné une fessée quand il avait mangé des pommes trop vertes. Par Buster, qui était parti depuis cinq cents ans pour s’installer sur une planète.

Il marchait avec cette fureur glacée qui agitait encore son sang. Ils n’ont pas confiance en moi, se disait-il. Ils ont pensé que je pourrais me vendre. Après tant d’années d’attente, après tant d’années de méditation et de réflexion.

— Qu’y a-t-il, Ash ?

— Que se passe-t-il, Johnny ? Que penses-tu de cela ?

— Tu es un mufle, Ash.

— Va-t’en au diable. Toi et tous les leurs.

Les hommes de Trevor, il le savait, devaient être autour de la maison, aux aguets. Il s’attendait à ce qu’ils l’arrêtent. Mais il ne fut pas arrêté. Il ne vit pas une âme.